La drôle de guerre d'Henry Merckel
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Association des Collectionneurs des Timbres Libération & Seconde Guerre mondiale :: DOCUMENTS & PHILATELIE 39/45 :: TIMBRES ET COURRIERS D'EUROPE
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Re: La drôle de guerre d'Henry Merckel
Bonjour,
Henry Merckel, né et mort à Paris (1897-1965) fut un grand violoniste français. Le site spécialisé www.resmusica.com lui consacra en 2007 un article [1] dans lequel son jeu est qualifié de "constamment admirable, d’une sonorité fine et ardente, toujours allié à cette élégance si typiquement française" (l'auteur de l'article, Michel Tibbaut, est belge ce qui coupe court à toute suspicion de chauvinisme hexagonal ).
https://picclick.fr/Henri-Merckel-1932-1946-Hmv-Recordings-Cd-333157762427.html#&gid=1&pid=1
Alors âgé de 42 ans, Henry Merckel est mobilisé en 1939. Il est affecté au 220e Régiment régional de travailleurs (220 RRT) à Coulommiers en région parisienne d'où est envoyé ce courrier à une de ses correspondantes, en poste restante à Rennes :
Lettre en franchise militaire, attestée par le timbre du vaguemestre du 220e RRT. Timbre à date (mal frappé) de Coulommiers, Seine-et-Marne, en date du 27 septembre 1939. Taxe de poste restante, 30 centimes au tarif du 12 juillet 1937 matérialisée par un timbre taxe annulé le 2 octobre 1939 (par un timbre Rennes Poste restante).
Le texte du courrier est intéressant.
Henry Merckel explique qu'il est en proie à un ennui profond. Il ne semble guère goûter la vie militaire et prend sa correspondante à témoin de l'injustice faite aux artistes, obligés de se résoudre au sort commun des mobilisés :
Henri-Paul Busser (1872-1973), était directeur de la Réunion des théâtres lyriques nationaux (RTLN) qui regroupait l'Opéra et l'Opéra-comique sous une direction commune depuis la faillite de l'Opéra-comique, intervenue en 1932 [3]. D'après sa fiche Wikipedia (pas d'autre documentation sous la main, désolé), Eugène Bozza (1905-1991) était quant à lui un compositeur français qui fut chef d'orchestre à l'Opéra-comique entre 1939 et 1948 [4].
Les régiments régionaux de travailleurs (RRT) avaient plus vocation à fournir de la main d'œuvre pour les opérations de logistique militaire (construction d'ouvrages par exemple) qu'à être de véritables unités combattantes. Le 220e semble ainsi avoir "accueilli" de nombreux artistes puisque Louis Aragon y fut également affecté [5].
À terme, Henry Merckel semble mettre ses espoirs dans la mise sur pied, qu'il pressent, d'une sorte de théâtre itinérant, promouvant la culture française à l'étranger :
Pour l'heure, repéré par le médecin-chef, "mélomane" qui l'"avait entendu jouer à la société, chez Paray, à la radio, etc.," Merckel se voit proposer un poste d'infirmier. La "société" pourrait désigner l'orchestre Lamoureux, créé sous le nom de Société des nouveaux concerts. Paul Paray, compositeur et chef d'orchestre français (1886-1979) en fut le directeur avant de prendre la tête des Concert Colonne en 1932.
Voici donc Henri Merkel affecté à l'état-major du régiment, auprès du médecin chef, et doté d'un temps libre important :
Mais voilà, quand il a été mobilisé, le musicien a mis son violon à l'abri au Pouliguen en Bretagne :
De plus, le violon a besoin d'une réparation : la table est décollée… et le musicien de proposer un circuit "un peu compliqué mais je n'arrive pas à trouver mieux pour l'instant" pour faire réparer l'instrument à Rennes et l'acheminer sur la région parisienne où Henry Merckel pourra le récupérer s'il a une "permission un jour (cela ne paraît pas très probable pour l'instant)".
Le courrier est daté du 26 septembre 1939. C'est au soir du même jour que commence le bombardement de Varsovie par les Allemands. Pendant que l'armée française ne sait pas comment occuper ses violonistes et reste l'arme au pied, l'armée polonaise supporte seule l'assaut de l'armée allemande et se fait tailler en pièces. Varsovie tombe le 28.
Le stratège allemand von Manstein écrira dans ses mémoires :
[1] https://www.resmusica.com/2007/06/06/henry-merckel-modele-francais-dintegrite-musicale/, consulté le 21 avril 2019.
[2] http://atf40.1fr1.net/t8454-220e-regiment-regional, consulté le 22 avril 2019.
[3] https://www.opera-comique.com/en/node/904, consulté le 22 avril 2019.
[4] https://fr.wikipedia.org/wiki/Eug%C3%A8ne_Bozza, consulté le 22 avril 2019.
[5] Juquin Pierre, 2013. Aragon, un destin français. 1939-1982, éd. de la Martinière, 704 p.
[6] Manstein Erich von, 2017. Mémoires, Coll. Tempus, Perrin, p. 67.
Laurent
PS : il est bien entendu que ce sont les errements du commandement français que je brocarde et non le désœuvrement dont se plaint Henry Merckel. Son courrier n'est qu'une manière d'illustrer l'absurdité de choix stratégiques qui laissèrent aux Allemands tout loisir pour réduire à néant la résistance polonaise avant de se retourner vers les ennemis de l'Ouest au lieu d'obliger les Allemands à combattre sur deux fronts, ce qu'ils craignaient.
Annexes :
1. Le verso du courrier montre, outre le timbre à date (mal venu) de Rennes Poste restante en date du 30 août 1939, deux mentions manuscrites visiblement d'époque, au crayon à papier : Crouy-sur-Ourcq et May-sur-Multien.
Ces notes manuscrites sont manifestement d'époque. Car le 220e RRT quitte Coulommiers pour Crouy le 3 octobre 1939 [2] et la commune de May-sur-Multien est située à quelques encablures de Crouy. Elles émanent sans doute d'une personne qui a tenté de donner suite au courrier et a localisé le destinataire du violon...
2. Le courrier évoque "René Blum, 60 rue de la chaussée d'Antin". Il s'agit du frère de Léon Blum et de l'adresse de ses bureaux. Co-fondateur de la troupe des Ballets russes de Monte-Carlo, de renommée mondiale, René Blum se fait un devoir de refuser d'émigrer aux États-Unis pour se mettre à l'abri comme l'a fait le reste de sa troupe. Arrêté par la police française le 12 décembre 1941, il est déporté et tué par les Allemands en septembre 1942.
Chazin-Bennahum Judith, 2011. René Blum and the Ballets Russes : In Search of a Lost Life, Oxford University Press, p. 209.
3. Pour ceux qui ont eu le courage de me lire jusqu'ici, une petite récompense : un enregistrement de 1935 d'Henry Merckel en 78 tours !
https://www.youtube.com/watch?v=j-bgytjhUQw
Henry Merckel, né et mort à Paris (1897-1965) fut un grand violoniste français. Le site spécialisé www.resmusica.com lui consacra en 2007 un article [1] dans lequel son jeu est qualifié de "constamment admirable, d’une sonorité fine et ardente, toujours allié à cette élégance si typiquement française" (l'auteur de l'article, Michel Tibbaut, est belge ce qui coupe court à toute suspicion de chauvinisme hexagonal ).
https://picclick.fr/Henri-Merckel-1932-1946-Hmv-Recordings-Cd-333157762427.html#&gid=1&pid=1
Alors âgé de 42 ans, Henry Merckel est mobilisé en 1939. Il est affecté au 220e Régiment régional de travailleurs (220 RRT) à Coulommiers en région parisienne d'où est envoyé ce courrier à une de ses correspondantes, en poste restante à Rennes :
Lettre en franchise militaire, attestée par le timbre du vaguemestre du 220e RRT. Timbre à date (mal frappé) de Coulommiers, Seine-et-Marne, en date du 27 septembre 1939. Taxe de poste restante, 30 centimes au tarif du 12 juillet 1937 matérialisée par un timbre taxe annulé le 2 octobre 1939 (par un timbre Rennes Poste restante).
Le texte du courrier est intéressant.
Henry Merckel explique qu'il est en proie à un ennui profond. Il ne semble guère goûter la vie militaire et prend sa correspondante à témoin de l'injustice faite aux artistes, obligés de se résoudre au sort commun des mobilisés :
Henry Merckel a écrit:"Hier j'ai appris que Bozza qui était dans le même régiment que moi mais dans une autre compagnie avait été réclamé par Busser pour l'opéra-comique et qu'on avait refusé de le laisser partir ! Qu'en dis-tu ?"
Henri-Paul Busser (1872-1973), était directeur de la Réunion des théâtres lyriques nationaux (RTLN) qui regroupait l'Opéra et l'Opéra-comique sous une direction commune depuis la faillite de l'Opéra-comique, intervenue en 1932 [3]. D'après sa fiche Wikipedia (pas d'autre documentation sous la main, désolé), Eugène Bozza (1905-1991) était quant à lui un compositeur français qui fut chef d'orchestre à l'Opéra-comique entre 1939 et 1948 [4].
Les régiments régionaux de travailleurs (RRT) avaient plus vocation à fournir de la main d'œuvre pour les opérations de logistique militaire (construction d'ouvrages par exemple) qu'à être de véritables unités combattantes. Le 220e semble ainsi avoir "accueilli" de nombreux artistes puisque Louis Aragon y fut également affecté [5].
À terme, Henry Merckel semble mettre ses espoirs dans la mise sur pied, qu'il pressent, d'une sorte de théâtre itinérant, promouvant la culture française à l'étranger :
Henry Merckel a écrit:"J'ai vu dans les journaux que le gouvernement avait l'intention d'organiser des manifestations de propagande artistique dans les pays neutres et en Amérique".
Pour l'heure, repéré par le médecin-chef, "mélomane" qui l'"avait entendu jouer à la société, chez Paray, à la radio, etc.," Merckel se voit proposer un poste d'infirmier. La "société" pourrait désigner l'orchestre Lamoureux, créé sous le nom de Société des nouveaux concerts. Paul Paray, compositeur et chef d'orchestre français (1886-1979) en fut le directeur avant de prendre la tête des Concert Colonne en 1932.
Voici donc Henri Merkel affecté à l'état-major du régiment, auprès du médecin chef, et doté d'un temps libre important :
Henry Merckel a écrit:"j'ai grandement le temps de travailler".
Mais voilà, quand il a été mobilisé, le musicien a mis son violon à l'abri au Pouliguen en Bretagne :
Henry Merckel a écrit:"Craignant de laisser mon violon dans la maison vide, je l'ai conduit au Pouliguen. À Saint-Cloud, j'aurais pu aller le chercher. Là-bas, c'est trop loin. Que faire ? "
De plus, le violon a besoin d'une réparation : la table est décollée… et le musicien de proposer un circuit "un peu compliqué mais je n'arrive pas à trouver mieux pour l'instant" pour faire réparer l'instrument à Rennes et l'acheminer sur la région parisienne où Henry Merckel pourra le récupérer s'il a une "permission un jour (cela ne paraît pas très probable pour l'instant)".
Le courrier est daté du 26 septembre 1939. C'est au soir du même jour que commence le bombardement de Varsovie par les Allemands. Pendant que l'armée française ne sait pas comment occuper ses violonistes et reste l'arme au pied, l'armée polonaise supporte seule l'assaut de l'armée allemande et se fait tailler en pièces. Varsovie tombe le 28.
Le stratège allemand von Manstein écrira dans ses mémoires :
von Manstein a écrit:"à notre grand étonnement, les Français et les Britanniques continuaient à assister dans l'inaction à la destruction de leurs alliés polonais" [5].
[1] https://www.resmusica.com/2007/06/06/henry-merckel-modele-francais-dintegrite-musicale/, consulté le 21 avril 2019.
[2] http://atf40.1fr1.net/t8454-220e-regiment-regional, consulté le 22 avril 2019.
[3] https://www.opera-comique.com/en/node/904, consulté le 22 avril 2019.
[4] https://fr.wikipedia.org/wiki/Eug%C3%A8ne_Bozza, consulté le 22 avril 2019.
[5] Juquin Pierre, 2013. Aragon, un destin français. 1939-1982, éd. de la Martinière, 704 p.
[6] Manstein Erich von, 2017. Mémoires, Coll. Tempus, Perrin, p. 67.
Laurent
PS : il est bien entendu que ce sont les errements du commandement français que je brocarde et non le désœuvrement dont se plaint Henry Merckel. Son courrier n'est qu'une manière d'illustrer l'absurdité de choix stratégiques qui laissèrent aux Allemands tout loisir pour réduire à néant la résistance polonaise avant de se retourner vers les ennemis de l'Ouest au lieu d'obliger les Allemands à combattre sur deux fronts, ce qu'ils craignaient.
Annexes :
1. Le verso du courrier montre, outre le timbre à date (mal venu) de Rennes Poste restante en date du 30 août 1939, deux mentions manuscrites visiblement d'époque, au crayon à papier : Crouy-sur-Ourcq et May-sur-Multien.
Ces notes manuscrites sont manifestement d'époque. Car le 220e RRT quitte Coulommiers pour Crouy le 3 octobre 1939 [2] et la commune de May-sur-Multien est située à quelques encablures de Crouy. Elles émanent sans doute d'une personne qui a tenté de donner suite au courrier et a localisé le destinataire du violon...
2. Le courrier évoque "René Blum, 60 rue de la chaussée d'Antin". Il s'agit du frère de Léon Blum et de l'adresse de ses bureaux. Co-fondateur de la troupe des Ballets russes de Monte-Carlo, de renommée mondiale, René Blum se fait un devoir de refuser d'émigrer aux États-Unis pour se mettre à l'abri comme l'a fait le reste de sa troupe. Arrêté par la police française le 12 décembre 1941, il est déporté et tué par les Allemands en septembre 1942.
Chazin-Bennahum Judith, 2011. René Blum and the Ballets Russes : In Search of a Lost Life, Oxford University Press, p. 209.
3. Pour ceux qui ont eu le courage de me lire jusqu'ici, une petite récompense : un enregistrement de 1935 d'Henry Merckel en 78 tours !
https://www.youtube.com/watch?v=j-bgytjhUQw
Chigwenn- Admin
- Messages : 675
Date d'inscription : 21/12/2010
Localisation : Bretagne
Re: La drôle de guerre d'Henry Merckel
Bonjour et merci pour cette belle histoire...
Curieux de savoir ce qu'il était advenu d'Henri Merckel, je n'ai trouvé que peu d'information si ce n'est dans le livre "la vie Parisienne sous l'occupation" ( via google books) une évocation de la participation d'Henri Merckel à un concerto du pianiste Jean Hubeau.
Samuel
Curieux de savoir ce qu'il était advenu d'Henri Merckel, je n'ai trouvé que peu d'information si ce n'est dans le livre "la vie Parisienne sous l'occupation" ( via google books) une évocation de la participation d'Henri Merckel à un concerto du pianiste Jean Hubeau.
Samuel
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